Hoda Nehmé
Laïcité et réformes, de Nassif Al Yazigi à Nassif Nassar
À partir de la première moitié du XIXe siècle, l’Empire ottoman, âgé de cinq siècles, ne tarde pas à dévoiler une situation sociopolitique et politico-économique déplorable.
Fondé sur un système politique qui n’a nullement inclus l’idée d’État territorial lié à une identité communautaire, nationale ou ethno-nationale, et incapable d’intégrer les concepts de territorialité et de nationalité à base ethnique, l’Empire ottoman disparut au début du XXe siècle.
Le Proche-Orient, berceau d’une société plurielle, disparate et pluriethnique, s’est retrouvé, au lendemain de la campagne bonapartiste en Égypte (1798), face à un choc qui l’interroge sur lui-même, sur son identité et sur sa destinée. Suite à la confrontation inédite, depuis le temps des croisades, au clash civilisationnel déclenché par la puissance scientifique de l’Occident, une révolution a laminé le monde proche-oriental dans l’intimité axiomatique de son identité jusqu’à aujourd’hui.
L’ouvrage porte sur cette rencontre historique avec l’Occident, au carrefour du XIXe siècle, de laquelle naquit une dialectique civilisationnelle, autrement dit, un choc d’intercompréhension et d’entente qui ne favorisa pas l’instauration d’un convivium pacifié pour un éventuel être et « être avec » ou un « savoir être », pour soi et pour les autres.
Bien qu’une prise de conscience collective et individuelle ait pris forme, qu’une remise en cause de toutes les valeurs sociales et politiques ait vu le jour, un pressentiment de menace s’exprime dans l’intense mobilité identitaire, des mutations profondes agitent l’Empire et le post-Empire, montrant, non sans défi, que l’éveil provoqué par la confrontation avec le monde européen revêt des formes identitaires conflictuelles, pathologiques et narcissiques. Il suffit d’observer ce qui se passe, à l’orée du XXIe siècle, dans les grandes métropoles du Proche et Moyen-Orient.
Toutefois, la question que se pose l’ouvrage est : Comment des nations aussi fragiles ont-elles résisté aux effets pervers du temps ?
Pour certains, cette résistance serait due au système de « millet », populations sujettes et non citoyennes, qui voyaient dans le Calife d’Istanbul, l’ordonnateur lointain des libertés civiles et religieuses. Pour d’autres, elle serait attribuée aux origines du mouvement identitaire philosophique, né au IXe siècle avec l’infiltration de la philosophie grecque et l’émergence de la pensée qui prône la raison et qui appelle à l’instauration de la Cité idéale que régiraient la raison et le droit, mouvement repris plus tard par les entrepreneurs de la première et de la seconde « Nahda ».
Ces deux points de vue, fussent-ils authentiques ou pas, justifiant la résistance, mettent en exergue l’objet principal de l’ouvrage : l’appartenance religieuse ne saurait être une appartenance identitaire.
On y lit comment les non-musulmans, chrétiens et juifs, n’ont pas manqué à la tâche qui est la leur dans la cité musulmane : entreprendre l’aventure identitaire, réveiller constamment le besoin et la recherche d’un sentiment d’appartenance.
À l’heure où la communauté chrétienne arabe proche-orientale montrait qu’elle pouvait mieux évaluer et établir une certaine distance critique vis-à-vis de la modernité, la large communauté arabo-sunnite en général, qui partageait cette plénitude axiomatique de l’identité proche-orientale, sans recours à un quelconque point d’ancrage dans cette modernité allogène, allait voir l’onde d’un choc atteindre le foyer miroir.
La réaction des Arabes s’est exprimée selon des voies divergentes. Penchés sur leur passé, les chrétiens arabes choisirent la construction d’une citoyenneté fondée sur le patrimoine linguistique arabe, véhicule de l’histoire et de la culture arabes ; les musulmans, eux, optèrent pour une appartenance religieuse musulmane, ciment de la cohésion nationale et éventuellement, de la cohésion inter-musulmane dans un sens plus large, transcendant ainsi l’espace géographique et le concept d’État ou de nation.
L’ouvrage traite la question d’identité telle qu’elle est perçue par les Arabes, chrétiens et musulmans, à partir du moment où ils se sont rendus compte que l’Empire ottoman ne pouvait plus assurer la survie des minorités ni la suprématie de l’islam sunnite : brèche difficile à colmater après l’introduction des nouvelles idées qui ont conduit à l’avènement d’un nouveau mode de pensée.
Promouvoir la langue arabe comme source du legs culturel arabe et signe d’appartenance, véhiculés dans les écrits de Nassif Al Yazigi, répondre à l’appel lancé par Ibrahim Al Yazigi : « Ô Arabes, réveillez-vous, il est temps d’être libres » (Diwan Ibrahim Al Yazigi, 1883), se mettre au rythme du cri surprenant de Négib Azouri, précipitant les Arabes à se séparer de l’Empire ottoman et à affirmer leur autonomie et leur liberté, s’aventurer dans la voie du nationalisme avec Adib Ishac, parrain du slogan « Vive la nation » (Le concept a été utilisé pour la première fois par Adib Ishac comme réaction au mouvement traditionnaliste et conservateur refusant d’instaurer une nation en dehors de la shari‘a), œuvrer en vue d’une unité arabe tant de fois rêvée (Antoun Saadé), travailler pour rétablir une identité nationale tant convoitée, assumer l’appartenance comme un acte libre et considérer l’identité comme l’essence même de l’être humain dans son existence (Youssef Al Saouda), se forger une place sur la carte des nations, « La patrie souveraine et libre », à faire couler beaucoup d’encre pour restituer une citoyenneté longtemps figée dans le statut de « sujet » ottoman… et asseoir une philosophie politique susceptible de réveiller le monde arabe et islamique et de le mettre au rythme du temps (Nassif Nassar)… Tout cet effort exprimé en vers, en prose, en articles, en philosophie, en stratégies politiques, en pièces de théâtre, en concerts musicaux et en slogans, en écrits centrés sur la personne humaine, à la fois sur son autonomie et son universalité (les écrivains du Mahjar), constitue la toile de fond de l’ouvrage intitulé : Laïcité et Réformes, de Nassif Al Yazigi à Nassif Nassar.